8
Tendres sentiments

 

 

— Oh ! Mais regarde-toi ! s’exclama Biaste Ganderlay, quand elle commença à aider Méralda à enfiler la nouvelle robe envoyée par le seigneur Féringal pour leur dîner à venir ce soir-là.

Ce n’est qu’à cet instant, quand sa fille eut ôté la robe à col relevé qu’elle avait portée toute la journée, que Biaste remarqua les hématomes, des taches violettes très nettes autour du cou et des épaules de Méralda, plus marquées que les deux bleus de son visage.

— Tu ne peux pas te rendre chez le seigneur Féringal dans cet état, gémit-elle. Que pensera-t-il de toi ?

— Dans ce cas, je n’irai pas, répondit mollement Méralda, ce qui ne fit qu’augmenter l’agitation de Biaste.

Le visage grisâtre et soucieux de celle-ci rappela durement à la jeune fille la maladie de sa mère, ainsi que l’unique possibilité de la guérir.

Les yeux baissés, elle la laissa fouiller les placards, dans divers boîtes et bocaux. Biaste trouva de la cire d’abeille, de la lavande, des racines de consoude et de l’huile, puis elle se précipita dehors pour y ramasser un peu d’argile, qu’elle comptait ajouter à sa préparation. Elle fut de retour peu de temps après dans la chambre, équipée d’un mortier dont elle se servit pour écraser vigoureusement les herbes, l’huile et la terre dans le même récipient.

— Je lui dirai que c’était un accident, proposa Méralda quand sa mère lui appliqua le baume masquant et apaisant. Je suis certaine que les bleus provoqués par une chute dans l’escalier de pierre du château d’Auck rendraient ceux-ci ridicules.

— C’est ce qui t’est arrivé ? demanda Biaste, même si sa fille lui avait déjà assuré avoir percuté un arbre en courant.

La jeune fille fut assaillie par un élan de panique ; elle ne voulait pas révéler la vérité à sa mère, elle ne voulait pas lui avouer que son père qui l’aimait tant l’avait frappée.

— Que veux-tu dire ? dit-elle, sur la défensive. Tu me crois assez folle pour me précipiter volontairement sur un arbre, maman ?

— Non, bien sûr que non ! répondit Biaste, qui parvint à esquisser un sourire.

Méralda l’imita aussitôt, ravie d’avoir vu sa diversion fonctionner. Avec le morceau de flanelle dont elle se servait pour frotter les hématomes, Biaste donna un petit coup taquin sur la tête de sa fille.

— Tu n’as pas si mauvaise mine, dit-elle. Le seigneur Féringal ne s’en rendra même pas compte.

— Le seigneur Féringal m’examine de plus près que tu le crois, répondit Méralda, ce qui fit éclater de rire Biaste, qui l’étreignit aussitôt après.

Il semblait à la jeune fille que sa mère était un peu plus forte aujourd’hui.

— L’intendant Témigast a dit que vous iriez vous promener dans les jardins ce soir, dit Biaste. Oh ! La lune sera pleine ! Ma fille, je n’aurais jamais osé espérer une telle chose pour toi.

Méralda ne répondit que par un nouveau sourire, tant elle craignait de faire rechuter sa mère si elle ouvrait la bouche, d’où ne sortirait que la colère que lui inspirait cette injustice.

Biaste prit sa fille par la main et la conduisit jusqu’à la pièce principale de la maisonnette, où la table était déjà dressée pour le dîner. Tori y était assise et s’agitait, impatiente. C’est à cet instant que Dohni Ganderlay fit son apparition sur le seuil et dévisagea les deux femmes.

— Elle s’est cognée dans un arbre, lui apprit Biaste. Quelle étourdie ! S’abîmer ainsi alors qu’on est invitée le soir même par le seigneur Féringal !

Elle se mit encore à rire, imitée par Méralda, qui regardait son père sans ciller.

Dohni et Tori échangèrent ensuite un regard gêné, puis cet instant figé se dissipa. La famille Ganderlay s’installa à table pour profiter d’un dîner calme. Ce repas aurait en tout cas été calme sans l’exubérance de Biaste, tout à sa joie.

Peu après, encore longtemps avant que le soleil atteigne l’horizon ouest, les Ganderlay sortirent de chez eux et regardèrent Méralda grimper dans le carrosse doré. Biaste était si enthousiaste qu’elle se mit à courir au milieu du chemin de terre en lançant des au revoir. Cet effort lui prit toutes ses forces ; elle manqua de peu de s’évanouir et se serait certainement effondrée si son mari ne s’était pas trouvé là pour la soutenir.

— Va te coucher, lui enjoignit-il.

Il tendit avec douceur la main de sa femme à Tori, qui aida sa mère à regagner la maison. Il resta dehors, à suivre le coche qui s’éloignait sur la route poussiéreuse. Dohni avait le cœur et l’âme déchirés. Il ne regrettait pas la leçon donnée à Méralda – il fallait que cette fille saisisse où se situaient les priorités –, mais le fait de l’avoir battue le faisait souffrir au moins autant qu’elle.

— Pourquoi maman a failli tomber, papa ? lui demanda un peu plus tard Tori, dont la voix le fit sursauter. Elle était en forme et elle souriait…

— Elle a fait trop d’efforts, expliqua Dohni, qui ne semblait pas trop inquiet.

Il n’ignorait rien du mal dont souffrait Biaste, l’« affaiblissement », comme on avait l’habitude de le nommer, et savait que son courage ne suffirait pas à la guérir. Cela la soutiendrait un temps, cependant la maladie l’emporterait à la fin. Seuls les efforts des relations du seigneur Féringal étaient susceptibles de véritablement la tirer d’affaire.

Il baissa les yeux sur Tori et décela chez sa cadette une peur bien réelle.

— Elle a simplement besoin de se reposer, lui assura-t-il en lui passant un bras sur l’épaule.

— Méralda a dit à maman qu’elle s’était cognée dans un arbre, osa lancer la fillette, ce qui assombrit le visage de son père.

— En effet, reconnut celui-ci, d’une voix douce et triste, avant de poursuivre, cédant à une impulsion soudaine. Pourquoi résiste-t-elle ainsi ? Le seigneur en personne lui tourne autour, ce qui lui promet un monde plus merveilleux que tout ce qu’elle a jamais espéré.

Tori détourna le regard, geste révélateur qui apprit à Dohni qu’elle savait quelque chose qu’elle gardait pour elle. Le fermier se plaça devant sa plus jeune fille, qui persista à regarder ailleurs, suite à quoi son père la prit par le menton et la força à le regarder droit dans les yeux.

— Que sais-tu ? (Tori ne répondant rien, Dohni la secoua rudement.) Parle, ma fille. Qu’est-ce qui tracasse ta sœur ?

— Elle en aime un autre, dit la fillette à contrecœur.

— Jaka Sculi, déduisit Dohni à voix haute.

Il relâcha son étreinte mais plissa les yeux. Il s’y était attendu, il avait soupçonné Méralda d’être éprise de Jaka Sculi, ou en tout cas de croire l’être. Il connaissait suffisamment Jaka pour deviner que l’attitude de ce garçon était en grande partie une façade, même s’il n’ignorait pas pour autant que ce jeune homme lunatique plaisait à la plupart des filles du village.

— Elle me tuera si elle apprend que je te l’ai dit, se lamenta Tori, qui fut interrompue par une nouvelle secousse.

Elle n’avait jamais vu son père afficher une telle expression, mais elle était certaine que Méralda l’avait elle aussi subie un peu plus tôt dans la journée.

— Tu t’imagines peut-être que ce n’est qu’un jeu ? la réprimanda Dohni. (Tori éclata en sanglots et son père la lâcha.) Ne dis rien à ta mère ni à ta sœur.

— Que vas-tu faire ?

— Je vais faire le nécessaire, et sans répondre à mes filles !

Dohni força Tori à faire demi-tour et la poussa vers la maison. Ne désirant rien tant que s’éloigner de son père, la fillette courut sans se retourner jusqu’à la porte. Dohni reporta son regard sur la route désertée qui menait au château où sa fille aînée, sa superbe Méralda, était partie échanger son cœur et son corps contre le bien-être de sa famille. Il fut soudain pris de l’envie de courir jusqu’au château d’Auck pour y étrangler le seigneur Féringal, mais il chassa cette idée, songeant qu’il devait s’occuper d’un autre jeune homme passionné.

 

* * *

 

Depuis la plage rocailleuse du château d’Auck, Jaka Sculi suivit des yeux le luxueux carrosse, qui franchit le pont et pénétra dans le château du seigneur Féringal. Il avait deviné qui ce véhicule transportait avant même de voir Méralda entrer dans le domaine du jeune noble. Son sang ne fit qu’un tour et il fut aussitôt saisi de haut-le-cœur.

— Sois maudit ! gronda-t-il, brandissant le poing en direction du bâtiment. Maudit, maudit, maudit ! Je devrais… Je vais trouver une épée et te fendre le cœur, comme tu as brisé le mien, maudit Féringal ! Quelle joie de voir ton sang tacher le sol et de murmurer à ton oreille que c’est moi, et pas toi, qui l’ai finalement emporté.

» Hélas c’est impossible…

Le jeune homme s’affala, le dos sur les rochers mouillés et les avant-bras sur le front. Soudain, il se redressa et, de ses doigts, se palpa le front :

— Une minute ! Je me sens pris d’une fièvre. Une fièvre due à Méralda. Vile enchanteresse ! Une fièvre due à Méralda et Féringal, qui condescend à s’emparer de ce qui me revient de droit. Repousse-le, Méralda !

Après avoir crié ces derniers mots, il s’effondra et se mit à donner des coups de pied sur les rochers en grinçant des dents. Il se reprit toutefois assez vite quand il se rappela que seule la ruse lui permettrait de prendre le dessus sur le seigneur Féringal, que seule son intelligence lui permettrait de se jouer de l’injuste avantage dont bénéficiait son ennemi, un avantage reçu à la naissance et non pas dû à sa force de caractère. Jaka commença alors à réfléchir, cherchant à se servir à son profit de la nausée mortelle qu’il ressentait au plus profond de son être et ainsi à triompher de la volonté de cette fille têtue.

 

* * *

 

Méralda devait bien reconnaître que les senteurs et le spectacle offerts par le petit jardin situé sur le côté sud du château d’Auck étaient fort agréables. De grandes roses, blanches et roses, mêlées d’alchémille et de lavande, formaient une myriade de formes et de couleurs qui attiraient de tous côtés son regard. Le sol était constellé de pensées, tandis que des bleuets surgissaient çà et là de leurs cachettes, parmi les plantes plus élevées, comme pour récompenser les observateurs les plus attentifs. Malgré l’éternel brouillard qui sévissait sur Auckney, et peut-être en grande partie à cause de cela, ce jardin était éclatant et n’évoquait que la renaissance, le renouveau, le printemps et la vie en elle-même.

Tout à son émerveillement, Méralda ne pouvait que regretter d’être accompagnée, en cette fin d’après-midi, par le seigneur Féringal et non par Jaka. Comme elle aurait aimé s’ébattre avec lui et l’embrasser en ce lieu, baigné par les odeurs de fleurs et sous le bourdonnement des abeilles joyeuses !

— C’est principalement Priscilla qui s’occupe de cet endroit, dit le seigneur Féringal, qui marchait poliment un pas derrière Méralda tandis qu’elle suivait la clôture du jardin.

Ces mots surprirent la jeune fille, qui revint sur la première impression que lui avait laissée la dame du château d’Auck. Quelqu’un capable d’entretenir ce jardin avec tant de soin, voire d’amour, devait avoir quelques qualités pour compenser ses défauts.

— Vous ne venez jamais vous-même ici ? demanda-t-elle en se retournant vers le jeune seigneur. (Celui-ci haussa les épaules et lui offrit un sourire penaud, comme s’il était gêné de reconnaître qu’il ne fréquentait que rarement le jardin.) Ne trouvez-vous pas cet endroit magnifique ?

Le seigneur Féringal se rapprocha soudain de son invitée et lui prit la main.

— Il n’est certainement pas aussi splendide que vous, lâcha-t-il.

Nettement plus sûre d’elle que lors de leur première rencontre, Méralda retira sa main.

— Ce jardin, insista-t-elle. Ces fleurs – aux formes et odeurs si variées. Ne trouvez-vous pas cela beau ?

— Si, bien sûr, se hâta de répondre le jeune homme, docilement, ce qui n’échappa pas à Méralda.

— Alors regardez-le ! Et arrêtez de me dévorer des yeux. Contemplez ces fleurs, qui sont le résultat du merveilleux travail de votre sœur. Vous voyez comme elles vivent en harmonie ? La façon dont une fleur laisse de la place à une autre, toutes serrées sans se faire de l’ombre ?

Le seigneur Féringal fit l’effort de regarder les innombrables fleurs et sur son visage apparut bientôt une étrange expression, comme une révélation.

— Vous voyez…, lui dit Méralda après un long, très long silence, tandis que son hôte ne cessait d’examiner les couleurs qui les entouraient.

Enfin, il se tourna vers elle, émerveillé :

— Je vis ici depuis toujours. Durant ces années – non, ces décennies – ce jardin était là et je ne l’avais pas vu. Il a fallu que vous me montriez sa beauté.

Il s’approcha de Méralda et lui reprit la main, puis il se pencha et l’embrassa, de façon moins pressante et moins exigeante qu’au cours de leur première entrevue, aujourd’hui doux et reconnaissant.

— Merci, ajouta-t-il en se redressant.

Méralda parvint à lui répondre avec un léger sourire :

— Eh bien, vous devriez remercier votre sœur, qui a dû beaucoup travailler pour obtenir un tel résultat.

— Je n’y manquerai pas, dit Féringal sans grande conviction.

Méralda sourit d’un air entendu et reporta son attention sur le jardin, songeant de nouveau à la joie qu’elle aurait éprouvée en se promenant ici avec Jaka. Ses pensées furent vite brisées par le jeune seigneur amoureux, qui revint se placer à côté d’elle, tout près et l’effleurant sans cesse de ses mains. Elle se concentra sur les fleurs et estima que si elle parvenait à totalement se perdre dans leur beauté, à rester ainsi à les admirer jusqu’au coucher du soleil, voire même encore après cela, sous la douce clarté de la lune, alors il était possible qu’elle survive à cette soirée.

Le seigneur Féringal eut au moins le mérite de la laisser contempler ce spectacle en silence un très long moment. Puis le soleil disparut et la lune se leva. Même si cette dernière était pleine, le jardin avait quelque peu perdu de son éclat et de son enchantement, si l’on exceptait les senteurs, toujours présentes et qui se mêlaient agréablement à l’air marin.

— Vous n’allez donc pas me regarder de la soirée ? finit par lancer Féringal, qui tourna avec douceur son invitée vers lui.

— J’étais simplement en train de réfléchir, répondit celle-ci.

— À quoi pensiez-vous ? demanda-t-il avec empressement.

— À rien d’intéressant, assura la jeune fille en haussant les épaules.

Le visage du seigneur Féringal s’éclaircit d’un large sourire :

— Je parie que vous imaginiez à quel point ce serait fantastique de vous promener chaque jour parmi ces fleurs, de venir ici à votre guise, sous le soleil comme sous la lune, et même en hiver, pour observer les eaux froides et les icebergs se former au nord.

Méralda eut la sagesse de ne pas nier ouvertement cette hypothèse ni ajouter qu’elle ne l’aurait appréciée que si un autre homme, son Jaka, l’avait accompagnée en lieu et place du seigneur Féringal.

— Tout cela est à votre portée ! s’exclama son hôte avec enthousiasme. Dès maintenant. Tout cela et bien plus encore.

— Vous me connaissez à peine, se défendit Méralda, soudain prise de panique et stupéfaite par ce qu’elle venait d’entendre.

— Oh ! Je vous connais bien, Méralda, dit Féringal, qui posa un genou à terre et prit la main de son invitée dans la sienne pour la caresser. Je vous connais bien car je vous attends depuis toujours.

— Vous dites des bêtises, balbutia la paysanne.

— Je me suis toujours demandé si je trouverais un jour la femme qui ravirait mon cœur, insista-t-il, au point que Méralda eut la sensation qu’il s’adressait autant à lui-même qu’à elle. On m’en a proposé d’autres, bien entendu. De nombreux marchands souhaitent mettre un pied à Auckney en me cédant leur fille pour que j’en fasse ma femme. Aucune de ces demoiselles ne m’a jamais semblé digne d’intérêt.

Il se redressa de façon théâtrale et fit quelques pas en direction de l’enceinte qui donnait sur la mer, puis il se retourna et la regarda droit dans les yeux avant de reprendre :

— Aucune. Jusqu’au jour où j’ai vu Méralda. Je sais au plus profond de mon cœur qu’aucune autre femme au monde ne me comblerait en tant qu’épouse.

Ces derniers mots firent bégayer Méralda, abasourdie par l’audace de cet homme, par l’allure à laquelle il lui faisait la cour. Alors qu’elle cherchait encore une réponse à formuler, il la prit dans ses bras et l’embrassa, encore et encore, avec brusquerie, pressant durement ses lèvres contre les siennes et parcourant son dos de ses mains.

— Vous serez mienne, dit-il, manquant de peu de la déséquilibrer.

Méralda parvint à lever un bras et gifla violemment le seigneur Féringal, qui recula d’un pas. Elle s’écarta mais il revint à la charge :

— Je vous en prie, Méralda ! Mon sang brûle pour vous !

— Vous dites vouloir une femme et vous me traitez comme une catin ! cria-t-elle. Un homme ne doit pas se marier avec une femme avec qui il a déjà couché !

— Mais pourquoi ? s’étonna naïvement le seigneur, qui s’était arrêté net. C’est de l’amour, après tout, et c’est bon, d’après moi. Mon sang brûle et mon cœur bat de désir pour vous.

Alors qu’elle cherchait désespérément une issue autour d’elle, Méralda en entrevit une, plutôt inattendue.

— Veuillez m’excuser, seigneur, dit une voix, depuis la porte. (Les deux jeunes gens se retournèrent et aperçurent l’intendant Témigast, qui sortait du château.) J’ai entendu des cris et craint que l’un d’entre vous ait basculé par-dessus le garde-fou.

— Eh bien, vous voyez que ce n’est pas le cas, alors allez-vous-en ! répondit Féringal, exaspéré, ponctuant ses mots d’un geste de renvoi avant de se retourner vers Méralda.

L’intendant Témigast considéra un long moment le visage pâle et terrorisé de la jeune fille, lui-même affichant une expression compatissante.

— Seigneur, se risqua-t-il, toujours aussi calme. Si vous comptez sérieusement épouser cette demoiselle, vous devez la traiter comme une dame. Il est tard et les Ganderlay doivent attendre le retour de leur fille. J’appelle le carrosse.

— Non, attendez ! s’écria aussitôt Féringal, avant même que Témigast se soit retourné. S’il vous plaît, encore quelques instants…

Après ces derniers mots, prononcés plus calmement par le jeune seigneur, et davantage à l’intention de son invitée que de son employé, ce dernier se tourna vers Méralda, qui hocha la tête malgré elle.

— Je reviens vous chercher sans tarder, lui dit l’intendant avant de regagner le château.

— Cessez donc de vous comporter de façon si stupide, lança Méralda à son prétendant empressé, de plus en plus confiant en ses suppliques langoureuses.

— Cela m’est difficile, Méralda, essaya-t-il sincèrement d’expliquer. Vous ne pouvez pas me comprendre. Je pense à vous jour et nuit. Je ne rêve que du jour où nous serons enfin mariés et où vous vous offrirez pleinement à moi.

Méralda ne trouva rien à répondre à cela mais elle dut fournir un violent effort pour empêcher sa fureur de se lire sur son visage. Elle pensa alors à sa mère et se remémora une conversation surprise entre son père et une amie de la famille, pour qui Biaste ne passerait sans doute pas l’hiver s’ils ne lui trouvaient pas un meilleur abri et un prêtre ou guérisseur compétent pour la soigner.

— Je vous promets que ce ne sera pas long, poursuivait le seigneur Féringal. Je demanderai dès ce soir à Priscilla de s’occuper des détails.

— Je ne vous ai même pas encore dit que j’acceptais de me marier avec vous, protesta faiblement Méralda.

— Mais vous m’épouserez, c’est certain, affirma Féringal, sûr de lui. Tout le village sera invité à cette fête, qui restera éternellement dans les cœurs et les mémoires de ceux qui y auront assisté. Ce jour-là, Méralda, tous ces gens seront ravis pour vous. (Il lui prit de nouveau la main, cette fois avec davantage de douceur et de respect.) Les femmes du village commenteront encore pendant des années – non des décennies – la beauté de la mariée du seigneur Féringal.

Méralda dut bien reconnaître que la sincérité de cet homme la touchait, tandis que l’idée d’être la reine d’une journée telle que Féringal la décrivait était fascinante. Auckney parlerait de ce mariage pour encore de nombreuses années. Quelle femme ne désirerait pas une telle chose ?

D’un autre côté, elle n’oubliait pas non plus que, si cette glorieuse cérémonie était attirante, elle avait donné son cœur à un autre. Elle commençait toutefois à déceler un autre aspect du seigneur Féringal, sans doute d’une nature honnête et bienveillante, peut-être dissimulée par les fioritures de son éducation protégée. Malgré cela, il lui était impossible d’oublier, ne fût-ce qu’une seconde, que le seigneur Féringal n’était pas son Jaka, tout simplement.

L’intendant Témigast fit de nouveau son apparition et annonça que le carrosse était apprêté. Méralda se dirigea aussitôt vers lui mais ne se montra cependant pas assez vive pour échapper à une dernière tentative du jeune homme, qui lui vola un baiser.

Cela importait peu. La jeune fille y voyait désormais plus clair et comprenait ses responsabilités vis-à-vis de sa famille, qu’elle était décidée à faire passer en priorité. Le trajet du retour, sur le pont puis la route, fut tout de même long et triste pour Méralda, dont l’esprit était embrouillé par tant de pensées et d’émotions contradictoires.

Elle pria de nouveau le cocher gnome de la déposer à une certaine distance de chez elle. Après avoir ôté les chaussures peu confortables envoyées avec la robe par Témigast, elle poursuivit son chemin, pieds nus sur la route. Trop perturbée par les événements – dire qu’elle allait se marier ! –, elle ne prêtait qu’à peine attention à la nature qui l’entourait et n’espérait même pas, comme cela avait été le cas après le premier dîner, trouver Jaka sur son chemin. Elle fut donc totalement surprise quand le jeune homme apparut devant elle.

— Que t’a-t-il fait ? lui demanda Jaka avant même qu’elle ait eu le temps de prononcer son nom.

— Ce qu’il m’a fait ? répéta-t-elle.

— Qu’avez-vous fait, tous les deux ? Tu es restée là-bas un long moment.

— Nous avons marché dans le jardin.

— Seulement marché ? insista Jaka, dont la voix quelque peu effrayante fit reculer Méralda.

— À quoi pensais-tu ? osa-t-elle demander.

Jaka poussa un profond soupir et se retourna.

— Je ne pense pas et c’est bien ça le problème, se lamenta-t-il. Quel enchantement m’as-tu lancé, Méralda ? C’est de la sorcellerie ! Je sais que le pauvre Féringal doit éprouver la même chose. (Il lui fit face de nouveau.) Quel homme réagirait autrement ?

Un grand sourire apparut sur le visage de la jeune femme, mais il ne s’éternisa pas, loin de là. Pourquoi Jaka se comportait-il subitement de façon si étrange et si amoureuse ? Pourquoi n’avait-il encore jamais ainsi dévoilé ses sentiments ?

— T’a-t-il possédée ? s’enquit le paysan, s’approchant très près d’elle. L’as-tu laissé faire ?

Ces questions heurtèrent Méralda aussi violemment qu’une serviette mouillée en plein visage.

— Comment oses-tu me demander une chose pareille ? protesta-t-elle.

Jaka tomba à genoux devant elle et lui prit les deux mains, qu’il pressa contre sa joue.

— Parce que t’imaginer avec lui me fait mourir, répondit-il.

Méralda se sentit soudain les jambes cotonneuses et l’estomac noué, songeant qu’elle était trop jeune et trop inexpérimentée. Il lui était difficile d’admettre les événements récents ; le mariage, les contradictions du seigneur Féringal, qui pouvait se montrer aussi poli que bestial, et à présent Jaka soudain devenu prétendant passionné.

Ce dernier la dévisagea, avec un sourire qui la troubla. Il s’approcha et lui caressa les lèvres des siennes, ce qui embrasa le corps de l’adolescente. Elle n’eut pas peur quand elle sentit les mains du jeune homme parcourir son corps – en tout cas, ce n’était pas la même peur que celle qu’elle avait éprouvée face au seigneur. Non, c’était cette fois plutôt excitant, cependant elle repoussa Jaka.

— L’amour que nous partageons ne signifie-t-il plus rien pour toi ? demanda le jeune homme, blessé.

— Il ne s’agit pas de nos sentiments, tenta d’expliquer Méralda.

— Bien sûr que si, répondit à voix basse Jaka, qui se rapprocha d’elle. C’est tout ce qui compte.

Il l’embrassa avec douceur de nouveau, si bien qu’elle fut convaincue. La seule chose au monde qui importait en cet instant précis était ce qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre. Elle lui rendit son baiser et se laissa sombrer, de plus en plus bas, dans un abîme de joie.

Puis, soudain, elle ne le sentit plus contre elle. Elle ouvrit les yeux et vit Jaka s’effondrer à terre, tandis que Dohni Ganderlay, furieux, se tenait devant elle.

— Tu es stupide ou quoi ? s’écria-t-il, la main levée, comme pour frapper sa fille.

Son visage rude fut alors traversé par un accès de souffrance et il baissa aussitôt le bras, pour le relever la seconde suivante et violemment agripper par l’épaule Méralda, qu’il poussa en direction de la maison. Il se tourna ensuite vers Jaka, qui se protégea des mains le visage et tenta de filer.

— Ne le frappe pas, papa ! cria la jeune fille, ce qui suffit à arrêter Dohni.

— Ne t’approche pas de ma fille, ordonna le fermier au jeune homme.

— Je l’aime…, commença à répondre Jaka.

— On retrouvera ton corps sur la plage, alors ! (Méralda s’étant remise à hurler, Dohni se tourna vers elle, le visage agressif). File à la maison !

Méralda s’élança à toute allure, sans prendre le temps de ramasser la chaussure qu’elle avait laissé échapper quand son père l’avait poussée.

Celui-ci revint à Jaka, les yeux rouges de colère et de nuits sans sommeil, vision menaçante comme n’en avait encore jamais subi le jeune paysan. Il fit demi-tour et partit en courant, en tout cas il essaya ; il avait à peine parcouru trois mètres quand Dohni le plaqua à hauteur des genoux et le fit chuter, face contre terre.

— Méralda vous a demandé de ne pas me frapper ! supplia Jaka, terrifié.

Dohni se jucha sur l’adolescent et le retourna.

— Elle ne sait pas ce qui est bon pour elle, grogna-t-il, avant d’assener un coup de poing en plein visage du garçon.

Celui-ci se mit à hurler et à s’agiter afin d’essayer d’éviter les coups qui continuaient à pleuvoir. Ses beaux yeux furent bientôt enflés et ses lèvres gonflées, une dent fut arrachée à son sourire parfait et des bleus vinrent tacher ses joues d’ordinaire si roses. Quand il eut enfin la présence d’esprit de protéger son visage meurtri de ses bras, Dohni, dont la rage ne s’était pas calmée, frappa plus bas et se défoula sur le torse de Jaka. Chaque fois que le jeune homme baissait un bras pour parer le coup à venir, Dohni parvenait à lui délivrer un coup de poing en plein visage.

Enfin, le fermier se dégagea de Jaka, qu’il releva brutalement par l’avant de la tunique et qui leva les mains devant lui en signe de reddition. Cette réaction lâche ne fit que donner envie à Dohni de le frapper de nouveau, d’un crochet qui le renvoya au sol. Dohni releva Jaka et leva encore le bras. Les gémissements qu’émit alors le garçon lui firent songer à sa fille et à l’inévitable expression qu’elle prendrait quand il rentrerait, les phalanges ensanglantées. Il attrapa Jaka à deux mains et le retourna brutalement avant de le pousser pour qu’il s’en aille.

— Fiche le camp ! Et ne reviens plus traîner près de ma fille !

Jaka ne répondit que par un hurlement avant de s’écrouler et de sombrer dans les ténèbres.

L'Épine Dorsale du Monde
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